Petr Kràl, dialogue au cœur du silence Petr Kràl est né en tchécoslovaquie en 1941. Après
avoir fréquenté un temps le groupe surréaliste tchèque de Vratislav Effenberger,
il quitte en 1968 son pays natal pour s’installer à Paris, où il fait œuvre
d’essayiste et de poète de langue française. On lui doit notamment des
ouvrages critiques sur La poésie tchèque moderne et Le surréalisme en
tchécoslovaquie, ainsi que des recueils où les mots n’infligent que quelques
précieuses traces au silence (Quoi ? Quelque chose et autres poèmes, Vie
privée). Investi au départ dans les diverses activités
collective du groupe tchèque (jeux, enquêtes, expositions, écriture à plusieurs
mains), Kràl se tourne dès son arrivée à Paris vers un mode de vie communautaire moins orienté
vers une quelconque finalité prométhéenne. Dans les jeux d’objets qu’il
organise avec le Groupe d’Expression spontanée de Paris dans les années
soixante-dix, il atteint ainsi à une
pratique du partage poétique dégagée de toute prétention noétique, et
recentrée sur les valeurs d’échange émotives, presque sensualistes du
dialogue spirituel. (A.H°) Petr
Kral, vous avez fait partie du mouvement surréaliste de Prague et, à ce
titre, avez participé à toutes les expériences collectives du groupe, y
compris aux jeux. Je voudrais que nous parlions d’abord de ces derniers qui
me semblent incontournables dans l’optique surréaliste. Etaient-ils
considérés par les Pragois à l’instar de Breton comme un acte de « mise
en commun de la pensée » essentiel pour la cohésion du groupe, ou comme
une activité futile, sans rien de commun avec les grands axes de la pensée
esthétique, morale ou politique du mouvement ? A Prague comme à
Paris, le jeu avait cours. Déjà avant la guerre, les surréalistes tchèques
présentaient leurs jeux comme des expériences, ce qui est une manière de leur
donner un statut important. Et nous avons beaucoup joué aux jeux classiques
comme le cadavre exquis ou les questions - réponses, qu’on appelait le jeu du
secrétaire, et qui consiste à écrire séparément des questions et des réponses
que l’on mélange ensuite pour les tirer au hasard et les assembler. Il est vrai que
notre intérêt pour ces jeux, par rapport à l’avant-guerre, était déjà
‘’décalé’’, nous y cherchions autre chose que les surréalistes
‘’classiques’’, de Paris ou de Prague : alors qu’ils s’attendaient à des
images étonnantes et insolites, des merveilles, jamais entendues, nous
préférions trouver des phrases, des questions et des réponses presque justes,
pas forcément extravagantes mais qui avaient en revanche un côté perfide,
faussement astucieux, comme si elles cachaient une pseudo-sagesse ou une
définition grotesque du monde et de la société. Une attitude critique par
rapport à celle-ci plutôt qu’un éblouissement lyrique, comme j’en parle dans
mon livre Le Surréalisme en Tchécoslovaquie. J’en ai moi-même lancé un qui
consistait à trouver une suite au film de Bunuel l’Age d’Or, en replaçant le film
dans le contexte actuel, c’est-à-dire dans les années soixante. Les jeux des
tchèques n’étaient pas toujours aussi écrits, littérairement brillants que
ceux des parisiens, mais ils prenaient une place de choix dans l’activité du
groupe. Nezval, le poète le plus important des années trente, était
particulièrement joueur et intégrait des extraits de ses jeux et autres
‘’expériences’’ à ses recueils, ce qui était une façon de leur donner un
statut d’œuvre. Mais il faisait aussi cela par provocation, car c’est
justement là-dessus que ces contempteurs le critiquaient, trouvant que cela
était peu sérieux. D’ailleurs, même après la guerre, alors qu’il n’était plus
surréaliste mais poète officiel du Parti, il lui restait quelque chose de cet
esprit. Il provoquait même le pouvoir auquel il était intégré en publiant
dans ses recueils des choses légères – à côté d’hommages à Staline, au
peuple, à ‘’l’édification socialiste’’... Après
la guerre, et son cortège de désillusions, on peut imaginer que le jeu n’est
plus vraiment pratiqué dans l’esprit d’une révélation prométhéenne ? La
guerre et ses conséquences - la prise du pouvoir par les communistes - ont dû
profondément bouleverser le rapport des surréalistes tchèques au jeu et au
travail collectif? Tout à fait. Non que
les surréalistes se soient arrêtés de jouer après la guerre. Du fait même de
leur isolement et de leur quasi clandestinité sous le nouveau régime, où la
tribune officielle ne leur était pas accessible, ils ont au contraire
continué à se réunir et à privilégier les activités communes, les jeux
inclus. L’un d’eux, Karel Hynek, a d’ailleurs contribué à favoriser ce type
d’expression, car il était comme Nezval, très joueur. Plus tard encore,
après 1968 et l’invasion russe, quand ils se sont à nouveau retrouvés dans la
clandestinité, les membres du groupe pragois sont même revenus à une pratique
très orthodoxe du jeu : ils en parlaient d’une manière un peu doctorale
comme ‘’d’expériences sur l’intersubjectivité’’, et consignaient les
résultats de leurs tentatives dans une documentation détaillée. Celles-ci
concernaient autant l’expression verbale que plastique, Jan Švankmajer a même
lancé des jeux tactiles…D’une manière générale, les membres du groupe
pratiquait le jeu dans un esprit très sérieux : ils lançaient un thème,
y travaillaient comme à un devoir scolaire, chacun séparément, puis rendaient
leur copie. Et même quand ils jouaient ensemble, ils se allaient aux séances
comme à l’école, il y avait même des amendes pour les absents et les
retardataires... Au fond, le groupe s’orientait vers un travail de
laboratoire, vers une recherche qu’il croyait important. Cela permettait de
s’emmerder pendant les séances, mais pour une bonne cause. C’était justement
la différence avec nous, mes amis et moi, qui avions rejoint le groupe dans
les années soixante avant d’en sortir au moment de l’invasion, ou au
lendemain, pour certains. Nous participions aux séances surréalistes, mais
nous nous retrouvions aussi après - ou en dehors d’elles - pour continuer de jouer
… à notre manière. Les résultats n’étaient pas ce qui nous importait le
plus : le projet et la recherche, la vérité qui devait en ressortir nous
intéressaient moins que l’échange que les jeux permettaient. L’échange,
d’ailleurs, cette idée domine tellement les années soixante, soixante-dix… Alors, on jouait
beaucoup entre nous, autant qu’on partait en bordée ou en randonnée ensemble,
et cela faisait partie de notre style de vie. Ca ne nous dégageait pas
complètement d’une certaine réflexion sur la poésie et le monde, qui venait
après coup, mais c’était d’abord une façon de vivre, un peu contre le sérieux
des autres. Il s’agissait d’abord d’obtenir une certaine entente, une
certaine intensité dans nos soirées, et aussi de s’amuser par la même
occasion. C’est dans le
même esprit que, avec Prokop Voskovec, nous avons décidé d’écrire le
‘’malentendu scénique’’ Compter les poètes. C’était après avoir lu une pièce
en un acte, une farce de Labiche qui pièce ne nous avait laissé que des
souvenirs très vagues, et c’est bien pour cela qu’on a eu l’idée, un soir où
on en parlait en buvant, de récrire la pièce à partir du peu de souvenirs
qu’on en gardait. Evidemment, on a fait tout autre chose et on a beaucoup
ri... Mais on n’arrivait pas à finir, et il a fallu qu’un ami se propose de
nous payer du champagne si on y parvenait avant telle date - le vingt et un
mars je crois - pour qu’on s’y remette. Là, on a repris la pièce pour ne plus
la lâcher, on écrivait partout, on y a même intégré un bout de dialogue qu’on
avait entendu lors d’un voyage en commun et qu’on trouvait bizarre... Un autre exemple,
qui d’ailleurs est encore une gageure, décidément : un autre ami ayant
perdu un pari contre moi, je lui ai demandé, pour payer sa dette, de m’écrire
tous ses rêves sur des cartes postales ; ce qu’il a réellement fait
pendant à peu près un an, peut-être un peu moins et je lui répondais parfois
par l’envoi de mes propres rêves… d’ailleurs de la même façon, on échangeait
à l’époque des lettres de dix, quinze pages, où on cherchait à tout se dire,
des souvenirs d’enfance les plus enfouis à ce que serait, pour chacun, le
suicide idéal ; une correspondance qui peu à peu prenait les dimensions
d’une véritable encyclopédie personnelle, conçue et élaborée à deux. J’ai
d’ailleurs pratiqué la même chose avec d’autres : toujours cette idée du
dialogue approfondi, qu’on partageait plus ou moins tous. Parfois, quand on
était suffisamment ivre, on passait à la machine à écrire et on improvisait
des poèmes, quelques lignes chacun. Le texte n’avait pourtant qu’une
importance relative ; on cherchait à se donner des idées, bien sûr, mais
l’écriture n’était qu’un moteur et une manière d’habiter l’instant - de
s’amuser et aussi de parler des choses qu’on n’aurait pas évoquées autrement.
Les déceptions
de l’ère communiste et de sa politique collectiviste ont dû vous enjoindre à
vous méfier d’une certaine forme d’écriture en commun ? Pas tout à
fait ; on se méfiait du collectivisme, mais pas tellement sous cette
forme là. Il y a une tradition d’écriture collective dans la poésie moderne,
et elle comptait pour nous. Avant nous, des gens comme Soupault et Breton,
Effenberger et Hynek ont écrit des proses et de pièces en commun, qui
ouvraient la voie d’une aventure sans rapport avec une collectivisation
forcée ; de ce côté, donc, nous étions plutôt intéressés. Par contre,
nous voulions écrire dans un esprit moins programmatique - et moins
littéraire - que nos aînés avant-gardistes. A ce titre, à côté du modèle surréaliste
à proprement parler, nous disposions d’un exemple important, celui de
Voskovec et Werich, deux comiques, qui, avant la guerre, ont joué une bonne
dizaine d’années dans un théâtre qu’ils avaient eux-mêmes fondé et dont
l’écriture se prolongeait en dialogues improvisés entre deux rideaux, sur
l’avant-scène du théâtre. Ces dialogues étaient très libres, et imaginatifs, des poèmes qui jouaient autant des
ressorts de la satire que du nonsense : bref, ils étaient assez proches
du surréalisme par beaucoup d’aspects. Et ils nous fascinaient
particulièrement parce qu’ils résultaient d’un échange direct, vécu sur le
moment. A leur exemple, et aussi par opposition à ce qui se passait sur la
scène officielle - au sens large, social du terme - nous cherchions dans nos
jeux une vraie complicité, ainsi qu’une intimité échappant à la tutelle
totalitaire : à l’expropriation des individus au nom de la Cause
commune. Pourquoi avoir cessé alors toute activité
collective ? Pensez-vous que la création collective ne puisse pas
fonctionner ? - Elle peut
fonctionner. Encore à Paris, même après cet autre éclatement du groupe
surréaliste auquel j’ai assisté, j’ai d’ailleurs participé volontiers à de
nouvelles tentatives ‘’communautaires’’ – ainsi celles d’un ‘’groupe
d’expression spontanée’’, qui, de séances d’hypnose collective, allaient
jusqu’à un jeu d’objets entrepris dans les rues de la ville. Et ce que je
garde de ce type d’expériences ne sont pas seulement d’agréables souvenirs,
je conserve aussi certaines habitudes pour les dialogues avec les autres ;
je tente toujours de diriger de manière indicative certaines conversations,
de leur faire prendre un tour rituel pour les pousser plus loin. Je pratique
notamment ce type de dialogue avec un ami métaphysicien, en privé et cela
apporte beaucoup autant à notre échange qu’à ma propre pensée. Mais cela me
paraît intenable à la longue, surtout dans un cadre préétabli. Mon expérience
surréaliste induit une double ‘’leçon’’. D’abord, à l’arrivée au groupe, son
programme, ses principes et procédés m’ont permis de me révéler à moi-même,
de toucher à mes fantasmes intimes et à des couches enfouies de ma mémoire-
ce fut sans doute le cas de tous ceux qui ont participé au mouvement ;
mais au bout d’un temps, une fois qu’on a été confronté à sa propre subjectivité,
la confronter constamment à celle des autres, surtout dans le cadre
d’expériences organisées, devient frustrant ; on s’est découvert un
matériel personnel, des thèmes personnels, mais on ne les exploite
qu’à moitié parce que le cadre du groupe et du programme commun y oppose
aussi une limite, et une contrainte. Et c’est autant vrai pour ce qu’on peut
écrire ou créer à plusieurs. Lorsque j’écrivais une pièce de théâtre avec mon
aîné, Effenberger, je me sentais dépossédé, mais pas dans le sens d’une plus
grande liberté ; simplement, je ne me reconnaissais pas dans ce qui
sortait de notre machine à écrire. Bien sûr, Effenberger était plus expérimenté que moi, et plus affirmé
comme auteur. Mais il n’y avait pas que cela : même les poèmes qu’on
écrivait entre amis me paraissaient drôles, curieux, mais amorphes, comme si
la personnalité de chacun s’y délayait dans une sorte de lieu commun, de
moyenne collectiviste qui neutralisait nos apports spécifiques. En somme, la
limite qu’imposait le surréalisme était elle-même double : le groupe
avec son jugement collectif - si proche des principes du régime que l’on
rejetait - et sa bureaucratisation progressive, nécessaire pour en maintenir
l’existence mais si vite paralysante ; puis la limite de l’idéologie elle-même,
qui canalisait d’emblée toute initiative personnelle. Tout mouvement
organisé, à un moment donné, devient inévitablement une limite : quand
on a des choses à dire, ses propres explorations à faire, il faut sortir du
groupe, tout enrichi qu’on en soit, et prendre son vrai chemin - qui est
solitaire. Voilà ; je ne mets pas en cause l’intérêt de l’étape
collective, encore que je ne sois pas certain qu’elle soit nécessaire pour
chacun, mais je crois qu’elle ne peut être qu’un passage, une étape
initiatique. Tant qu’à s’imposer une discipline, qu’on en invente les règles
soi-même, non ? Pensez-vous
alors qu’aujourd’hui, un groupe surréaliste ou autre, ait sa place, ou au
contraire que le fait même de former un groupe constitué puisse être
préjudiciable aux idées mêmes de liberté et de partage authentique qu’il
prétendrait défendre ? On ne
peut préjuger de rien. Imaginons qu’il y ait d’autres groupes, avec des
histoires analogues, qui naissent d’élans du même type, cela pourrait encore marcher
pendant un temps. Peut-être que ce type d’expérience collective doit
recommencer à chaque nouvelle génération...D’ailleurs, j’ai en tête un
groupe, si tant est que l’on puisse l’appeler comme ça, un rassemblement
d’amis plutôt, qui publient deux revues, Aurora et Avant-poste - et qui me
semblent embarqués dans une vraie aventure. Quelque chose passe dans leurs
publications, une sorte d’élan, c’est un peu idéologique mais pas
entièrement, il y a une ouverture...en plus des poèmes qu’ils écrivent, ils
relatent et commentent toutes sortes d’expériences sans préjuger du résultat
ou même du but, il semble d’ailleurs qu’ils évitent de se donner un but. Ils
écrivent bien, sans cette ambiguïté avant-gardiste ‘’j’écris mais je crache
dessus ; c’est de l’art mais c’est de l’anti-art’’, et en même temps je
crois qu’une part importante de scepticisme intervient dans ce qu’ils font-
alors même qu’ils restent fascinés par certains échos du surréalisme ou des
expériences précédentes. C’est peut-être cela, la nécessaire relativisation
des programmes et des systèmes… Pour le
surréalisme, par contre, je pense qu’il ne peut plus que péricliter. Les
productions du groupe surréaliste pragois, qui existe toujours - c’est
d’ailleurs un record dans l’histoire du mouvement - en sont un bon exemple.
Même s’ils y mettent beaucoup d’énergie et de talent, ces fidèles ne
parviennent à faire que du ressassé :
ils publient une revue qui en est à son vingtième numéro et pourtant,
à chaque fois que je vois ce numéro, j’ai l’impression que c’est le même, que
c’est une variation sur le précédent qui à son tour n’a fait que varier sur
celui d’avant - et cela remonte jusqu’au premier numéro, de 1968, auquel
j’avais encore participé. Tout, depuis, n’est qu’un interminable écho d’un
big-bang originel, ceci dans un sens très concret ; il s’agit presque
des mêmes chroniques, des mêmes articles... Et ce n’est pas
seulement l’affaire de ce groupe. Le fait que le surréalisme ait fini par
constituer un système à partir des idées de l’automatisme, de l’imagination
sans entraves, tout cela, qu’il les ait enfermées dans des formules et qu’il
tourne toujours autour des mêmes figures fait qu’il est difficile d’en sortir
quand on part de là. Les valeurs que le surréalisme a fait siennes, la
spontanéité, l’expression du désir, la magie des rencontres, etc. restent
certes importantes, mais pour les faire vivre, il faudrait les définir
différemment, à partir de tout autres prémisses que celles des surréalistes -
lesquelles, à mon avis, ont épuisé leur charge énergétique et ne peuvent plus
rien donner. C’est comme en musique, un noyau thématique peut engendrer une
composition très complexe - mais à un moment donné, elle arrive à épuisement.
Et puis, l’époque
elle-même n’est plus propice à cette sorte de totalisation : les
grandes idéologies ont démontré leur relativité, et il vain de ne pas en
tenir compte. Quand on est
jeune poète, ou jeune amateur de poésie, on vit justement dans la relativité
d’une certaine poésie contemporaine qui n’en finit pas e mettre en cause ses
propres moyens, sa vocation, sa nécessité même d’exister. Pouvez-vous
comprendre que, dans ces conditions, on puisse être nostalgique de
l’idéologie, voire de la naïveté surréaliste, par contrecoup ? Oui, je
comprends. Ce dont on peut légitimement être nostalgique, surtout quand on ne
l’a pas connu, c’est l’intérêt passionné qu’à l’époque des programmes, on
portait aux débats et aux idées qui nous agitaient, et l’importance qu’on
leur prêtait. Quand on faisait quelque chose, on y croyait, avec démesure, et
cette démesure elle-même était porteuse. Cela a disparu, et pas seulement
dans les zones de l’avant-garde : je crois que l’art, même pour des
esprits conservateurs, avait une importance qu’il n’a plus aujourd’hui. A
présent, tout se passe comme si plus rien n’importait. Et des choses qui
importent, on peut en être nostalgique. En même temps, il serait faux de penser que
toute exigence disparaît fatalement avec l’adhésion à un programme : on
s’invente toujours des valeurs à défendre, même quand on sait qu’elles sont
relatives. Le scepticisme n’exclut pas la naïveté, l’attachement à une morale
et une vision du monde personnelles. Même si le scepticisme forme un fond de
conscience, on continue à faire des choix et à les affirmer, à les suivre. Ce qui reste de
la ‘’foi’’, c’est la pratique, simplement. Ce qui me paralysait dans le
surréalisme, c’était la foi en une finalité, une vérité à découvrir :
tout ce qu’on faisait, même les choses qu’on pouvait vivre comme une aventure
- jeu ou promenade - devait toujours déboucher sur une espèce de révélation,
de conclusion- et moi, j’étais toujours bloqué quand il fallait arriver à la
conclusion. Plus tard, quand j’ai abandonné la perspective surréaliste, la
question du but à atteindre ne me pesait plus et je suis arrivé à mes propres
conclusions - mais qui étaient autant de silences, si vous voulez. Car il y a
avant tout un mouvement, dans
l’écriture comme dans la vie, un tissu qui se forme, où on est pris peu à peu
comme dans une toile d’araignée qu’on fabrique soi-même- bref, quelque chose
se crée, on avance mais sans forcément déboucher sur une révélation. Ou
plutôt, cette simple avancée me semble en soi être une révélation, du fait
qu’elle nous enrichit et nous donne comme une preuve de vie... Les
polémiques de bas étage qui fusent quelquefois entre les revues de poésie
peuvent tout de même apparaître comme dérisoires, comme si on continuait de
s’inventer des combats (néo-lyrisme contre littéralisme...) pour masquer le
vide évident de sa pensée. Qu’en pensez-vous ? Je ne suis pas
contre toute polémique. Il est naturel qu’on prenne position par rapport à ce
que font les autres et je regrette que le jugement de valeur soit aujourd’hui
proscrit, au nom d’un consensus souriant et peureux. La critique fait bien
partie de la pensée et de l’échange entre les êtres, un tri est par
définition un signe de vie. Et on trie forcément dès qu’on choisit de boire
du rouge ou du blanc ; si on se demande, de plus, pourquoi plutôt l’un
que l’autre, on avance aussi dans la connaissance des choses. Je trouve donc
malsain que l’idée de choisir ait si mauvaise presse aujourd’hui. Je crois que même
chez Breton, ce qu’on donne un peu facilement aujourd’hui pour des a priori
moralistes étaient souvent –pas toujours - des attitudes plus vivantes,
fondées sur des expériences personnelles mais réelles. Quel exemple
donner ? le plus grossier peut-être : il n’aimait pas les
homosexuels mais il a bien accepté Crevel parce que Crevel lui était
sympathique ; il était donc prêt à faire des exceptions. D’ailleurs,
s’il a exclu du groupe certains membres qui lui étaient antipathiques, c’est
parce qu’il savait qu’avec eux, le groupe ne pourrait pas avancer. Reste,
certes, la manière dont les choses se sont faites… Mais on trie autant parmi
ses amis… plutôt que de gâcher la soirée aux autres, mieux vaut ne pas
inviter celui qui va la saboter. En revanche,
s’enfermer complètement dans des réactions, n’envoyer que des flèches à
droite et à gauche pour rester soi-même le seul dieu, ça c’est évidemment la
mort aussi... On verse alors bien souvent dans une sorte de rhétorique creuse
Pour revenir aux surréalistes justement, j’ai eu un jour entre les mains un
recueil de textes rassemblés par les membres du groupe de Bounoure et là j’ai
été effaré : il y avait une chronique ‘’à la manière du surréalisme’’,
une attaque contre un trotskiste qui aurait eu une attitude
contre-révolutionnaire, mais c’était réduit, aussi bien pour le fond que pour
la forme, à quelque chose de si anecdotique, de si ridicule que ça
ressemblait, pardonnez l’expression, à une tache de graisse, c’était collant
et inconsistant en même temps... A ne faire que distribuer des bonnes et des
mauvaises notes au lieu d’avancer, à n’être plus que jugement, on se dessèche
soi-même. A
propos de cette optique d’échange qui semble être la vôtre...le partage
poétique, la poésie faite par tous, ces grands mots d’ordre, vous n’y croyez
donc pas du tout ? Non, pas au sens direct de cette ‘’devise’’, en tous cas - qui
d’ailleurs mérite d’être citée avec prudence. Quant aux échanges ludiques
avec des amis, il faut tout de même admettre, un jour, que la vie signifie
aussi les soucis, la maladie, la finitude et que la poésie doit à son tour en
tenir compte, au lieu de se confondre avec les seuls jeux et échanges
passionnels.- dont la recherche nous a fait aussi passer à côté de choses
importantes. Et puis, on est plus disponible pour jouer quand on est libre de
tout attache, maintenant ces attaches existent et les amis jouent plutôt avec
leurs enfants qu’entre eux. Alors, on se revoit, mais plutôt pour retrouver
la simple présence des autres. Et peut-être cette présence est-elle ce qui
compte le plus, j’y crois en tous cas plus, aujourd’hui, qu’aux grands
projets. S’il m’arrive toujours de pousser les échanges plus loin, c’est en
parlant à des gens qui font des choses analogues à ce que je fais moi-même et
avec qui, à partir de là, le dialogue peut déborder, aller jusqu’à
l’effacement des cloisons, mais sans abolir la conscience de ses limites. Où,
avant, on était tourné les uns vers les autres - prêts à se fondre les uns
dans les autres - j’arrive à présent à des résultats similaires mais où, avec
mon interlocuteur, on suit plutôt des chemins parallèles ; on se fait
des signes, mais comme d’un pont à un autre. Vous savez, je
crois que le surréalisme a raté son rendez-vous avec quelque chose
d’essentiel, que je nommerais, moi, la métaphysique. Il l’a raté parce qu’il
a depuis le début eu toujours très peur du vide, de tous les vides, et le
silence en est un. Le silence n’est pas facile à fixer par l’écriture et
bizarrement le surréalisme, qui se prétendait tellement opposé aux mots
maîtrisés, ne s’en est pas moins noyé sous des mots au point d’oublier le
silence qui parle dans les choses, et même dans les textes d’ailleurs.
Paradoxalement, il s’est dès lors fermé à une partie importante de la
communication, qui passe par l’indicible. Enfin,
il y a aussi la relation d’un poète à son lecteur, qui n’intéressait pas
beaucoup le surréalisme et qui est très présente chez vous. Dans La vie
privée, après cet exergue de Montale qui est déjà tout un programme (‘’ on
dit que mes poèmes n’appartiennent à personne, mais ils appartiennent à
toi’’), vous parlez aussi de cet être invisible et omniprésent, à travers
qui, en vous lisant, j’ai eu l’impression d’entrer moi-même dans le
texte ; j’y ai vu l’idée d’une distance que l’auteur impose au lecteur
mais qui serait en même temps la seule à pouvoir ressusciter la communication
vacillante… Oui, mais justement : ce n’est plus
l’objet d’une recherche programmatique, mais simplement une chance à ne pas
laisser passer, le cas échéant. Les poèmes, pour
moi, ne sont pas toujours de simples objets esthétiques à admirer, quelque
chose se révèle à travers eux qui permet aux autres de repenser certaines
expériences, voire de les prolonger par de nouvelles promenades. Le plaisir,
dans ce cas, n’est pas purement narcissique ; ce qui me plaît, c’est que
quelque chose qui n’était qu’à moi se mette à circuler, qu’elle éveille des
échos dans une autre existence. J’ai un lecteur qui est devenu mon
correspondant. Nous ne nous sommes rencontrés qu’une fois ou deux, mais nous
nous écrivons régulièrement, à propos de poèmes, mais parfois on en vient à
des confidences plus intimes ; c’est ainsi qu’on a pu retrouver tous
deux, grâce à notre dialogue, certains souvenirs ‘’initiatiques’’ qui sont à
la source même de notre goût pour la lecture... Propos recueillis pour
Litur par S. Druet |