Les ciseaux
sanglants : Interview avec Conroy Maddox
Membre du groupe surréaliste
britannique depuis 1936, Conroy Maddox s’est d’emblée manifesté par son refus
de la compromission. Lors de l’exposition surréaliste internationale de 1936
à Londres, il trouble la quiétude des manifestations en dénonçant
l’opportunisme et le dévoiement qui règnent dans les rangs des exposants,
plus intéressés par l’imagerie surréaliste que par l’esprit contestataire.
Dès lors, il n’a jamais cessé de pratiquer un surréalisme intégral, viscéral,
à rebours de tous les automatismes lucratifs. A quatre-vingt-neuf ans, l’inventeur
de l’écrémage, auteur d’une biographie critique de Dali, est le dernier
représentant du surréalisme de la première période en Grande-Bretagne, ce qui
lui vaut d’être courtisé par bon nombre de galeries (la dernière en date
n’est autre que Les Yeux fertiles à Paris), et de se voir choyé par les
chercheurs es surréalisme (sa biographie écrite par Silvano Levy va paraître
en Grande-Bretagne, et la revue Pleine marge s’est intéressée
dernièrement à ses rapports avec Charcot). Ce n’est pourtant pas un ponte
statufié dans la rigidité de ses principes que Litur a rencontré en Novembre
dernier, mais un colleur impénitent, traquant derrière sa mise en cause de la
paternité auctoriale, l’image terrifiante du Père et de ses serviteurs zélés.
(A.H) Conroy Maddox, vous
avez fait profession de surréalisme intégral depuis soixante-six ans. Comment
avez-vous découvert le mouvement? Un jour, à Birmingham, vers 1933,
j’ai lu un ouvrage de R. H Wilanski
qui parlait de la peinture française avec un court passage sur le
surréalisme. Ca m’a donné une idée de ce que je pouvais trouver dans ce
mouvement, mais je ne savais rien de ce qui se passait à Paris. En même temps, j’ai lu les lettres de
la reine Victoria . Ce qui m’a frappé dans cet ouvrage, c’était une lettre
qu’elle avait écrite à une amie, lettre où elle disait que, ne sachant quoi
offrir au Kaiser Willy pour son anniversaire, elle avait décidé de lui faire
don de la montagne Kilimandjaro. A ce moment, l’étrange cadeau de la
reine Victoria à l’empereur d’Allemagne, combiné aux quelques lignes que
j’avais lues sur le surréalisme dans le livre de Wilanski m’inspira mon
premier tableau surréaliste. Il s’agissait d’une pièce de taille moyenne, qui
a d’ailleurs disparu aujourd’hui, sans que j’aie jamais pu en prendre la
moindre photographie, représentant l’empereur d’Allemagne monté sur un
cheval, trônant devant la montagne du Kilimandjaro en arrière-plan. Il me
semble que la reine y figurait également, mais je ne sais trop où. Dès ce jour, je n’ai cessé de
m’intéresser aux activités du mouvement : en 1935, je suis monté à
Londres où j’ai acquis un certain nombre d’ouvrages en relation avec lui.
Ainsi, chez Zwemmer, j’ai acheté Une semaine bonté de Max Ernst, mais aussi
la revue parisienne de l’époque, et plus globalement tout ce que j’ai pu
trouver sur la question. Parallèlement, j’ai entrepris de me plonger dans
l’étude de l’automatisme, et j’ai réalisé quelques tableaux d’après cette
méthode. Je n’ai pas attendu, comme tant
d’autres opportunistes, que s’ouvre l’exposition internationale du
surréalisme pour être actif. C’est d’ailleurs parce que je me sentais
réellement surréaliste que je n’ai pas voulu participer à cette exposition où
s’étaient regroupés tant de pique-assiettes qui ne cherchaient qu’à se faire
de la publicité et à vendre leurs œuvres, et qui, dès que l’exposition s’est
terminée, sont retournés à leurs productions abstraites sans s’impliquer le
moins du monde dans la vie du groupe. Le surréalisme n’est pas une étiquette
qu’on affiche par intérêt ; c’est une façon de vivre. En plus de soixante ans
de surréalisme absolu, vous avez eu l’occasion de fréquenter quelques-uns des
artistes les plus remarquables de ce temps, non seulement parmi les membres
du groupe anglais (Mesens, Penrose, Eileen Agar) mais aussi parmi les
représentants du surréalisme parisien (Miro, Tanguy, Max Ernst, Jaguer et
bien-sûr Dali, à qui vous avez consacré une biographie). Laquelle de ces
rencontres diverses a été décisive pour vous? Les conversations que j ai eu avec Mesens
ont été parmi les plus intéressantes de ma vie, même si je ne suis pas
certain qu’elles ont eu un effet décisif sur mon travail. Mesens a été un ami
proche, auquel j’ai souvent prêté mon appartement et avec lequel j’ai
effectué quelques collages. Il connaissait tout du mouvement belge pour y
avoir appartenu et avait une vision très fine de l’œuvre de Magritte. J’ai
beaucoup appris grâce à lui, en particulier parce qu’il avait lu la poésie et
les essais des auteurs français et que, de ce fait, il avait l’intuition de
ce qu’était réellement le surréalisme. C’est une chose qui a manqué au groupe
anglais, la connaissance de la philosophie véhiculée par le surréalisme. Les
membres du groupe confondaient trop souvent imagerie et philosophie
surréalistes, au détriment de cette dernière. Et puis bien-sûr, la rencontre avec
Max Ernst, à Paris, après la guerre, a été primordiale pour moi. D’abord
parce que j’admirais énormément Ernst qui était un de mes peintres préférés.
Et puis parce que c’était un artiste très volubile, qui n’était en rien avare
d’informations sur les procédés techniques qu’il utilisait. Je me souviens
que nous avons parlé du procédé de la décalcomanie qu’il venait de renouveler
en l’appliquant à des épreuves colorées, et non plus à des travaux en noir et
blanc comme ça avait été le cas jusqu’alors. Comme j’étais moi-même en pleine
phase d’exploration de cette technique, il m’avait conseillé de me servir
d’une plaque de verre et de la presser légèrement sur la palette de couleur
avant de transférer l’image ainsi obtenue sur une feuille de papier, au lieu
d’appliquer directement la feuille de papier sur la palette. Il avait
découvert que, le verre étant une surface plus lisse que le papier, les
couleurs accrochent moins et se répartissent plus librement sur le support
final que lorsqu’on utilise directement le papier. J’ai immédiatement
appliqué cette méthode à mes propres investigations. En ce qui concerne Dalí, ça n’a pas
été le même type de relation. Je l’ai rencontré plusieurs fois, dont une
première lors de l’exposition internationale du surréalisme de 1936, ou
Mesens me l’avait brièvement présenté. Il était débordant d’imagination, il
voulait transformer Londres en une sorte d’image surréaliste permanente. Mais
je n’ai jamais eu l’occasion d’avoir une véritable discussion avec lui. Par
la suite, des années plus tard, en 1978, je me suis rendu à Port-Lligat pour
collecter des informations afin d’écrire sa biographie. Nous avons eu des
relations professionnelles très correctes; et, bien qu’on m’ait appris par la
suite qu’il n avait pas vraiment apprécié mon livre pour la critique que j’y
faisais de sa subite dévotion au christianisme, il m’a autorisé à reproduire
certaines oeuvres comme un Nu ou le tableau intitulé ‘’Desnudo de
Calcomania’’ qui ne l’avaient jamais été jusque-là. Cependant, on ne peut
pas dire qu’il m’ait traité en ami: il avait l’habitude de demander aux gens
qui venaient le voir - et qui pour la plupart possédaient des yachts –
d’aller dormir sur leur bateau et il n’a pas fait exception pour moi. Mais
comme je n’ai pas la chance d’avoir un yacht, je suis allé dormir a l’hôtel
de Port-Lligat, avec comme seul privilège de dîner le soir en sa compagnie au
restaurant de l’hôtel. Cela dit, je sais qu’il pouvait être très généreux. Il
offrait quelquefois des oeuvres à ses amis proches, et il est même arrivé que
son épouse Gala , dont on sait combien elle était avare de présents, ait été
forcée d’aller reprendre certains tableaux qu’il avait offerts sans grand
discernement. Qui a exercé la plus
grande influence sur vous? Directement? Je ne saurais le dire.
J’ai une grande admiration pour Picasso qui a éminemment contribué à changer
la face de la peinture moderne, mais aussi pour Max Ernst. Je suis également
fasciné par Grünewald, un peintre que j’ai vu exposé à Colmar, à cause de ses
sujets horrifiques, de sa fantaisie, de sa capacité de représentation. Ou par
Arcimboldo. Mais je ne peux pas dire qu’ils m’aient consciemment influencé
dans mon travail. Quand je travaille, je suis surtout
inspiré par ce qui m’entoure, par tout ce qui appartient a la vie de tous les
jours. Ce peut-être un livre que j’ai lu, par exemple L’enfant vert de
Herbert Read qui m’a plu au point que j ai réalisé trois versions différentes
du Green Child pour tenter de donner un visage à cet enfant qui me hantait. Ce peut-être également un évènement
des plus banals. Ainsi, j’ai peint un tableau représentant le Christ portant
son crucifix dans un taxi juste après avoir entendu mon biographe Silvano
Levy dire que le Christ s’était rendu à Calgary. J’ai tout simplement eu
envie de faire un usage surréaliste de cette idée absurde. Voyez, un tableau
doit toujours partir d’éléments concrets et reconnaissables, tirés du réel,
pour les transformer en scénarios impossibles. C’est pour cette raison que
j’apprécie les collages, lesquels usent précisément de matériaux tirés du
réel comme les coupures de journaux. C’est aussi pour cela que j’ai très vite
abandonné l’automatisme, lequel, en plus d’être monotone, conduit très
rapidement à l’abstraction. En plusieurs dizaines
d’années d’aventure surréaliste, vous avez essayé toutes les techniques, et
peint plusieurs tableaux entièrement automatiques. Estimez-vous que
l’automatisme pur soit efficace ? J’ai effectivement peint et dessiné
des séries entières de tableaux automatiques, mais je dois avouer que
l’automatisme pur a ses limites (comme en littérature, voyez). A force, on ne
progresse plus, on retrouve toujours les mêmes formes, les mêmes figures. Les
tableaux que j’ai peints de cette façon sont vraiment à part dans ma
production. Ils n’ont pas vraiment influencé le reste. Pouvez-vous préciser
quelle part vous accorderiez au conscient dans le travail artistique ? Si tout commence certainement par une
idée inconsciente, il importe d’utiliser consciemment cette idée pour montrer
une réalité réelle mais contradictoire. Vous êtes l’inventeur
de la technique de l’écrémage. Pouvez-vous m’en dire plus sur ce moyen de
forcer l’inspiration ? Sur une surface donnée, où on a préalablement mélangé de l’eau à une
substance qui ne s’y dilue pas, de l’huile en d’autres termes, on projette
quelques gouttes de gouaches de différentes couleurs. On passe ensuite une
feuille de papier sur le mélange, qu’on peut avoir tourné afin de modifier
les formes prises par les éclaboussures, et on regarde le résultat. A
l’inverse, il est possible d’obtenir une base similaire en parsemant de
peinture à l’huile un plat dans lequel on a préalablement versé de l’eau pure. Ce procédé n’est pas sans en rappeler
d’autres, comme les sables de Masson ou la décalcomanie, mais, contrairement
aux autres qui ont pu être pris comme moteur de création en soi, il se
combine toujours à d’autres étapes créatrices. Il s’utilise comme une base à
développer : à partir d’une forme purement involontaire obtenue par l’écrémage,
ont peut créer une image, un monstre par exemple, ou un oiseau. C’est très
intéressant, comme possibilité. Voyez, l’inconscient et le conscient,
l’involontaire et le volontaire sont étroitement mêlés ici. Mais c’est comme
cela pour la plupart des peintures surréalistes. Vous semblez plus
proche de la conception dalinienne du surréalisme que de la défense de
l’automatisme… Dans un sens, vous avez raison. Je ne
crois pas à l’automatisme pur. Pour moi, cette méthode n’est pas entièrement
satisfaisante parce qu’elle éloigne celui qui s’y livre de la réalité. Or, je
ne veux pas être arraché à la réalité. Les propositions de Breton, celles du
début tout au moins, avaient le tort d’exclure la réalité en se fondant
exclusivement sur l’étude de l’inconscient. Le surréalisme ne doit pas être
l’occasion de s’évader mais d’accéder à
une autre lucidité. Il faut se garder d’acquiescer à
toutes les idées de Breton sur le sujet. N’oublions pas (chose que je n’ai
jamais comprise d’ailleurs, d’autant que même dada dédaignait d’établir une
frontière entre les techniques poétique et artistique) que, sans pour autant
la condamner formellement, il s’est longtemps demandé si la peinture pouvait être
un moyen réellement efficace d’atteindre à la surréalité. En fait, je doute
qu’il ait jamais vraiment compris la peinture en profondeur. C’était un
poète. Voyez Le surréalisme et la peinture : il évoque beaucoup de
choses, c’est plein d’idées, il écrit de très belles choses sur les tableaux,
mais il ne parle pas de la peinture. J’ai donné il y a quelques semaines
une conférence sur Eileen Agar [une autre artiste, membre du groupe
surréaliste britannique]. Croyez-vous que j’aie analysé les lignes de ses
tableaux, la manière dont elle disposait ses formes dans le cadre, la
structure de sa peinture ou son message sous-jacent ? Non. Tout cela,
chacun peut le voir, il suffit de regarder ses œuvres. La peinture existe en
tant que phénomène. Ce que j’ai dit, et qui me paraissait important, c’était
qu’Eileen Agar, entre autres choses, aimait collectionner toutes sortes de
choses, des bouteilles, etc, et que c’est à partir de ces matériaux qu’elle
travaillait. Je préfère parler de ces choses qui appellent le tableau, ces
éléments épars qui lui permettent d’exister plutôt que d’en donner une
interprétation. Vous parlez de la
peinture comme phénomène, et refusez d’en parler comme d’un objet. Pour vous,
la peinture aura donc toujours à voir avec la vie... Oui, je suis assez d’accord avec
vous. Il serait impensable pour moi, en tout cas, de travailler sur des blocs
de différentes couleurs comme un Mondrian. C’est trop abstrait, cela ne me
parle pas. Evidemment, c’est amusant et décoratif, et il faut reconnaître que
ce n’est pas désagréable à regarder, parce que toute cette structuration et
cette recherche sur les couleurs tendent vers une certaine harmonie, mais,
pour moi, cela revient à décorer une boîte ou un meuble d’appartement. En faisant l’impasse sur la dimension
humaine, on arrive à ce genre d’apories, desquelles il est impossible de
s’échapper. Vous comprenez, cette peinture n’est rattachée au réel par aucun
lien, d’aucune sorte : elle ne dérange donc ni ne stimule aucun esprit
humain. Au fond, l’abstrait est un mode de
représentation très puritain, car il n’admet pas les conflits. Il passe sur
la vie sans la toucher, regarde droit devant lui en dédaignant les obstacles,
les cataclysmes, les raz-de-marée. Le surréalisme, lui, touche à tout cela,
il met les pieds dans le plat. C’est cela que j’aime en lui. Regardez Chirico, lui n’a jamais
accepté de rompre avec la réalité. Il peignait des rues, des squares, tout à
fait quotidiens. Et puis, dans toute cette quotidienneté, quelque chose se
passait, l’étrangeté s’immisçait, mais sans heurt, presque normalement.
Moi-même, j’ai l’ambition de ne jamais m’écarter de la réalité. C’est ma
propre réalité, bien sûr, une combinaison des choses influencée par mon
désir, mais quand je peins un ciel, c’est un ciel, une boîte, c’est une
boîte. Le tableau serait la
réalisation concrète du désir... Oui, tout à fait... Et c’est peut-être ce
qui vous intéresse autant dans les objets. Qu’est-ce qui vous attire dans la
création d’objets surréalistes ? Je ne sais pas. Silvano [Levy] dit
que c’est parce que mon père était un collectionneur d’objets. Mais, vous
savez, je ne veux pas m’analyser moi-même. Je ne sais tout simplement pas
quoi en dire. Vous ne voulez pas vous
analyser... Non. Je pense sincèrement que c’est
la dernière chose qu’un peintre doive faire : s’analyser. Je ne veux pas
devenir conscient de mes propres procédés, de mes propres obsessions, car
cela m’amènerait à construire sans cesse des démonstrations de mes fantasmes
plus qu’à peindre des tableaux. C’est comme Chirico, on a beaucoup glosé sur
les symboles sexuels dans ses œuvres... Mais, s’il avait été conscient
lui-même de ces implications, il se serait peut-être dit : pourquoi
peindre un cendrier si en fait je veux peindre une femme ? Evidemment,
dans ce cas, cela aurait beaucoup appauvri ses images. L’exemple le plus frappant du
problème posé par l’auto-analyse reste le travail de Reuben Mednikoff et de
Grace Pailthorpe: lui analysait ses tableaux et elle analysait les siens.
Résultat, à mon avis, un travail avorté tant du point de vue de la réflexion
que du point de vue pictural. Leurs dessins se résumaient exclusivement à des
signes sexuels, finalement très univoques. C’était assez manichéen, parce que
trop transparent. On ne peut jamais réduire un tableau à une suite de
perversions organisées sur la toile, comme il l’ont fait, et comme beaucoup
de critiques le font à propos des tableaux surréalistes, en passant tout au
travers du prisme freudien. C’est un peu facile et finalement pas très
porteur. Beaucoup moins en tous cas que les images ambiguës d’une œuvre qu’on
peint sans préjuger du sens qu’on va lui donner. Un des mouvements qui
me semble animer vos oeuvre le plus clairement, que ce soit dans le J.C Kit,
petit cadre dans lequel vous avez regroupé tous les éléments utiles à une
crucifixion en bonne et due forme, dans les photos de nonnes débauchées que
vous avez prises dans les années quarante , ou encore le bien nommé
tableau Hôtel de Sade, c’est votre anti-cléricalisme, votre rejet du christianisme
et de ses implications pudibondes… C’est vrai. Et j’ai également écrit
aussi souvent que je le pouvais pour dénoncer les méfaits de la religion.
S’il y avait eu plus de lions à Rome, on n’aurait pas eu droit à toutes les
tortures mentales que la chrétienté nous inflige depuis si longtemps… Mais
dans notre situation, il faut bien y suppléer, par la peinture et les
collages, par exemple. Vous avez vu ces crucifix qu’ils
portent en guise de collier? Ridicule. Si le Christ était descendu sur terre
aujourd’hui, ils ne l’auraient certainement pas crucifié…ils l’auraient mené
à la chaise électrique, et après, ils auraient très certainement porté en son
hommage une chaise électrique miniature autour du cou. Ils célèbrent sa mort,
voyez. Ils font de l’humour noir sans même le savoir. Vous savez, je ne vois aucune
justification à la religion. Nous vivons dans des sociétés où les
gouvernements nous laissent par chance une certaine liberté d’expression:
nous ne vivons pas sous l’emprise d’une dictature. Et les seules personnes
qui continuent à nous aliéner, ce sont les religieux. Je ne suis pas sûr
qu’en Amérique, par exemple, je pourrais exposer mes collages anticléricaux
sans me faire tout simplement lyncher, car, là-bas, les serviteurs de dieu
ont plus que jamais pris le pouvoir. Ils contrôlent l’esprit des gens et
profitent de leurs faiblesses pour les aliéner encore plus sûrement que ne le
ferait une dictature. Une fois qu’ils ont pénétré leurs esprits, leurs
paroles agissent comme un poison: ceux qui sont atteints sont très difficiles
à guérir, parce que chaque évènement de leur vie quel qu’il soit nourrit leur
névrose. Prenez le président des Etats-Unis, Georges Bush, il est en train de
transformer la guerre contre les fanatiques musulmans en croisade chrétienne.
Il attribue chaque nouvelle victoire à Dieu. Difficile d’en sortir dans ces
conditions. Et puis, c’est une question de vanité
aussi. Un jour j’ai rencontre un évangéliste dans le métro qui prétendait
avoir reçu directement de Dieu de l’argent au moment où il en avait besoin.
J’ai eu beau tenter de lui prouver que ce n’était pas possible, il ne m’a pas
écouté une seconde, et pour cause; dans son esprit, Dieu était descendu tout
exprès pour le voir. C est tout de même séduisant comme idée, non? Voila sur
quelle base les idées les plus absurdes se forment. Le problème, c’est que ces idées ont
concrètement coûté la vie à des centaines de milliers de personnes et que ça
continue aujourd’hui encore. Voyez l’Inquisition, et maintenant ce qui s’est
passé à New York, et la guerre en Afghanistan. D’un côté le
puritanisme et la piété les plus zélés reviennent sous couvert des guerres de
religion, d’un autre, la mode du ‘’porno-chic’’, et de la pornographie tout
court, modifie singulièrement la conception qu’on peut avoir de l’amour. Ne
pensez-vous pas que, dans ce contexte, les surréalistes, qui ont toujours
affirmé leur désir de voir l’amour fou triompher dans toute sa liberté sur la
trivialité quotidienne, aient une part importante à jouer ? On ne peut que déplorer que la
pornographie ait envahi toutes les ondes, de la télévision à internet. Mais
attention, je ne me prononcerai jamais pour la censure. Dans ce contexte, il est plus urgent
que jamais de parler de Sade, de le réhabiliter, lui qui a été tellement
dénigré par ses contemporains, et qui reste si mal compris aujourd’hui. Avec
Sade, on n’est pas du tout dans la pornographie, on est impliqué différemment
dans l’expression des choses de l’amour. Une femme a très bien expliqué cela,
une critique américaine, qui a consacré un volume excellent à La femme
sadienne. Mais on ne doit pas s’arrêter là. C’est amusant que vous
évoquiez le point de vue d’un écrivain féminin, car il me semble justement
que la vision féminine de l’érotisme est encore trop méconnue. Aujourd’hui,
d’ailleurs, un certain féminisme entre dans le mouvement. Il ne s’agit pas
seulement de lectures féministes du surréalisme, dont vous avez dû entendre
parler, mais d’une volonté des femmes impliquées dans les groupes actuels de
se mettre en avant en tant que ‘’femmes surréalistes’’. Pensez-vous qu’il
soit bon de parler de ‘’femmes surréalistes’’, ou que cela introduise une
nouvelle ségrégation entre les surréalistes des deux sexes ? Il me semble que chez Breton, il y a
toujours eu une certaine propension à considérer les femmes comme des
‘’citoyens de seconde zone’’. Je n’ai jamais approuvé cette tendance, car il
me paraît évident que les femmes ont les mêmes droits que les hommes. Les femmes étaient effectivement
soumises au tout début à une certaine ségrégation. Vous savez, au
commencement, le groupe n’était constitué que d’hommes, de poètes (même pas
de peintres d’ailleurs, il y avait aussi une certaine forme de ségrégation
envers les peintres, et il a fallu attendre Dali pour que la situation à leur
endroit se clarifie réellement, mais passons). Et puis, avec les années, les
femmes ont commencé à prendre de l’importance dans le groupe, à conquérir une
certaine liberté, liberté qu’elles n’auraient jamais eu dans un autre mouvement-
cela aussi, il faut le souligner. De plus en plus de femmes sont entrées dans
le mouvement, il y en a eu cinq dans le groupe britannique, elles étaient
pratiquement majoritaires ! Et il est inutile de dire que j’approuve
totalement cette évolution. Quant aux livres sur les femmes
surréalistes, j’en ai un, celui de Whitney Chadwick. Elle critique l’attitude
des surréalistes français, leurs préventions à l’égard des femmes et il faut
reconnaître qu’elle a en grande partie raison. Prenons les recherches sur la
sexualité : ce n’est qu’au bout de plusieurs séances qu’ils se sont
demandés s’il serait bon de convier une femme ! Et ils ne l’ont pas
fait ! C’est comme leur attitude envers les homosexuels, en particulier
leur prévention contre Cocteau, il y a là-dedans une intolérance
inacceptable ...même pour l’époque. Dans d’autres pays que la France,
les femmes ont été acceptées beaucoup plus facilement. Pour en revenir à
l’ouvrage de Chadwick, il est également précieux en ce qu’il rassemble des
œuvres de valeur, qui ne seraient malheureusement pas connues si elle n’avait
pas fait ce travail. Vous parlez d’une nouvelle
ségrégation dans le fait de mettre l’accent sur la ‘’femme surréaliste’’.
Mais ce n’est pas en faire une que de savoir apprécier la manière très
spécifique qu’ont les femmes d’aborder un sujet, de le peindre. Les femmes ne
peignent pas comme les hommes, vous savez, il n’y a pas de hiérarchie mais
des différences. D’abord, seules les femmes peuvent se peindre elles-mêmes
comme sujets, et exprimer leurs propres sentiments. Les hommes ne les voient
jamais qu’en tant qu’objets : même les femmes de Magritte restent des
objets, à manipuler. Et puis, un tableau peint par une femme a une facture
particulière, même si je n’irais pas jusqu’à dire qu’on puisse en distinguer
la féminité immanquablement au premier coup d’œil. Regardez ce tableau de
Leonora Carrington, Intérieur avec trois femmes : il y a une
certaine délicatesse, une finesse d’exécution, une langueur presque spectrale
des tons, qui me semblent très typiquement féminins. Je peux me tromper, ce
n’est pas une garantie absolue, mais c’est mon sentiment. Vous continuez à être
en relation avec plusieurs revues surréalistes internationales telles que
Mandragore, Menu ou La tortue-lièvre. Quelles sont, d’après vous, les plus
importantes innovations qu’ait apporté les publications du surréalisme
actuel ? En ce qui concerne les revues, et la
philosophie qu’elles expriment, je ne vois pas d’innovations majeures. Les
premières revues, comme La révolution surréaliste, répondaient à un
projet quasi-scientifique, auxquelles elles se tenaient avec la plus grande
rigueur. Aujourd’hui, ce n’est plus vraiment le cas, les revues se succèdent
et on y gâche pas mal d’encre et de papier. Le problème majeur me paraît tenir à
leur financement. Alors qu’il est relativement facile d’obtenir de
l’université ou d’autres organisme des fonds pour publier des stupidités sur
le surréalisme, il n’est plus possible de sortir un ouvrage surréaliste digne
de ce nom. Au début, nous contournions le problème en unissant nos forces et
nos finances, mais à présent, avec la dispersion qui règne dans les groupes,
ce n’est plus aussi facile. Tout cela ne me rend pas
particulièrement optimiste. Il est tellement plus facile et lucratif d’éditer
des textes critiques sur le mouvement que de s’engager dans l’aventure
créatrice. Il faut bien vivre, n’est-ce pas ? Propos recueillis pour Litur par S. Druet |