Gisèle Prassinos : d’Alice II à la
reconquête de l’esprit d’enfance
De Gisèle Prassinos, on n’a longtemps voulu retenir que
cet instantané un peu désuet où une bien jolie femme-enfant lisait ses poèmes
trouvés ‘’sans chercher’’ devant un groupe surréaliste convaincu. La petite
Gisèle, poète de quatorze ans, saluée par Eluard dans la préface de La
sauterelle arthritique : Alice remythifiée, en somme, une ‘’Alice II’’,
surveillée non plus par une gouvernante récalcitrante mais par des poètes
trop soucieux de construire des mythes nouveaux pour lui accorder toute
liberté de déplacement. Aujourd’hui, Gisèle tient à prouver qu’il y a une vie,
une vie réelle, imaginaire, après la sacralisation précoce. Démentant les
propos de Breton, pour qui la jeune enfant ne devait plus jamais écrire après
avoir produit pour le groupe ses textes ‘’automatiques’’, Prassinos devient
romancière, gagne le prix Louise Labé pour son recueil de poésie La vie la
voix, compose des nouvelles toute animée par l’esprit d’enfance. Ludiques, les romans enchâssés comme Le visage effleuré
de peine (réédité en 2000 aux Editions du cardinal), fuyant sur la pente
glissante du questionnement de l’illusion fictionnelle ; ludiques, les
feutrines colorées à jamais suspendues dans le monde de l’innocente gravité
enfantine. Le maître-mot de Prassinos reste l’humour, qui abat dans un
bouillonnement les cloisons rigides que les adultes se plaisent à
fabriquer : le confinement familial, la froideur cadavérique et
confortable des machines que les hommes mettent entre le monde et eux, la
prégnance artificielle et mensongère des images cultuelles derrière laquelle
se cèlent les émotions contradictoires de la vie. Nous l’avons entendue
acharnée à détruire, avec la lucidité légère qui convient à l’esprit
d’enfance, son propre mythe : Gisèle Prassinos, vous avez été reconnue par
Breton comme la nouvelle Alice, dans le dictionnaire général du surréalisme
de 1938, et encore aujourd’hui, vous êtes étroitement associée au groupe
parisien. Mais comment êtes vous entrée dans le groupe surréaliste
parisien ? Je ne suis jamais entrée dans le groupe. J’ai été
découverte, à 14 ans. Par ennui (ma famille était pauvre, je n’allais pas en vacances),
j’ai pris un jour un papier et j’ai écrit n’importe quoi, tout ce qui me
passait par la tête. Comme mon frère était en relation avec Henri Parisot,
lorsqu’il a découvert mes petits papiers, il les a transmis à Breton.
Evidemment, cela a étonné les membres du groupe, que j’écrive ainsi, car cela
leur était très difficile, à eux. Ils étaient trop cultivés, trop vieux,
enfin trop mûrs, alors que je n’étais qu’une enfant, parfaitement
innocente... Comme ils n’étaient pas très sûrs que ce soit moi qui
ait écrit les textes, ils m’ont fait venir chez Man Ray et m’ont demandé
d’écrire un mot- ce qui m’était très facile, j’aurais fait cela toute la
journée. Puis ils m’ont invitée deux ou trois fois au café de la place
Blanche. Mais je ne comprenais rien à leurs discussions. Pensez, je jouais
encore à la poupée à l’époque, j’étais pour ainsi dire une attardée, trop
gâtée, trop aimée. Bellmer me faisait peur, parce qu’on m’avait dit qu’il
aimait les petites filles, et tous m’impressionnaient. En fait, je ne peux pas dire que j’aie été membre du
groupe : je n’ai jamais adhéré à leurs thèses, je ne les connaissais
même pas. Tout de même, vous avez eu des
relations avec Breton, Ernst, Péret. On vous voit sur une photo de Man Ray
réciter un de vos textes devant eux,
qui semblent complètement séduits... Je n’ai eu aucune relation avec eux.
Ils m’intimidaient et me traitaient un peu comme un objet. Ils m’appelaient
la femme-enfant, vous savez, mais je ne sais pas très bien pourquoi :
une enfant, certes, je l’étais, mais une femme...Quand j’y pense, ils ne me
parlaient même pas directement comme à une personne à part entière, ils
parlaient de moi entre eux alors que j’étais présente. Pour la photo, ils m’avaient maquillée, mis du rouge à
lèvres, et c’était horrible : ça me collait au lèvres, je me sentais
mal, à lire ce texte, comme cela, avec tous ces regards posés sur moi. . Ce n’était pas qu’ils m’exhibaient,
mais j’illustrais leur théorie. J’étais une preuve que l’inconscient existe,
et qu’il peut fonctionner. Ce qui les a retenu en vous, c’est
donc votre formidable aptitude à faire de l’écriture automatique sans le
savoir. Mais là encore, il y aurait une méprise, car, bien que vous ayez
commencé par l’écriture automatique, vous avez absolument tenu à ce que je sache
avant même le début de l’entretien que vous ne croyiez pas du tout en cette
méthode de création. Quelle est donc votre position actuelle sur la
question ? Ce que m’a apporté l’écriture
automatique, ce sont les éclats de rire de mon père. Il n’en revenait pas que
j’aie été remarquée par ce groupe, car lui, qui était très cultivé et
s’intéressait à tout ce qui se passait dans le domaine culturel, connaissait
le mouvement surréaliste. Je pense que j’ai continué un moment à écrire mes
textes pour qu’il me remarque. Mon père s’était toujours beaucoup occupé de
mon frère, mais de moi beaucoup moins. Il m’adorait, mais vous savez, dans
les familles orientales,[Gisèle Prassinos est d’origine grecque] la culture,
ce n’est pas pour les filles, alors il ne s’intéressait pas vraiment à ce que
je faisais. Donc, pour lui faire plaisir, je me mettais à plat ventre dans ma
chambre, et j’écrivais, j’écrivais... pour l’étonner. Mais je ne connaissais
rien à ce que les surréalistes appelaient l’écriture automatique. Plus tard, j’ai étudié leur
conception, et je me suis rendue compte qu’elle ne tenait pas. Pour moi, je
n’ai jamais pratiqué l’écriture automatique, telle que la décrit Breton,
laquelle, je pense, est une utopie. Dès le début, même avant d’écrire des
poèmes conscients, j’écrivais une phrase automatique, et je trouvais dans
cette phrase un personnage, une atmosphère, qui m’aidaient à continuer. Ce
n’était donc pas entièrement de l’écriture automatique. Et puis, il faut une
occasion- pour moi , c’était l’ennui. J’admets bien sûr que l’écriture
déverrouille le subconscient, puisque les psychiatres se sont intéressés à ce
que je faisais. Mais au bout d’un moment, la conscience revient dans une
assez forte mesure. Le texte comporte une logique interne, un entraînement,
il y a une cohésion même dans le texte le plus imaginatif. Cela dit, je ne dis pas que cette
méthode, même si elle ne sera jamais l’automatisme pur dont Breton parlait,
n’est pas un bon moteur de création. Pour preuve : j’en fais en ce
moment, parce que je suis un peu dans le trou, et que je pense qu’il est
sûrement possible de trouver quelque chose dans tout ce fatras. C’est
possible, certainement, mais il faut retravailler cette matière. Le plus
important dans l’écriture, c’est le travail. Vous ne pouvez pas savoir comme mes
textes sont travaillés, retravaillés, pour parvenir à l’harmonie. Je cherche
le bon mot dans le dictionnaire ; certes, quand je ne le trouve pas j’en
mets un autre, mais enfin, je biffe, je rature. Je ne crois pas qu’on puisse
se contenter de l’automatisme. Avez-vous participé aux jeux, aux
diverses productions collectives du groupe ? Non, puisque je n’étais que rarement
conviée à leurs réunions, comme je vous l’ai dit. Par contre, j’ai appris des
jeux surréalistes. J’en ai même inventé : avec une amie, José Ensch, on
fait des textes à deux, on en lit à deux aussi, et on écrit à deux mains. On ne peut pas nier qu’il se produise
des choses étonnantes avec ces jeux. Quand les gens sont en symbiose, quelque
chose passe, qui dépasse certainement la conscience individuelle. Par
exemple, un jour où je jouais aux questions-réponses avec la petite fille de
mon frère, nous avons eu un étrange dialogue. Je lui ai demandé ce qu’il
arriverait si j’étais écrasée par une voiture et elle m’a répondu que j’en
mourrais... C’est étonnant cette coïncidence qui peut exister dans
certains cas entre les gens... Vous dites que vous n’avez jamais
vraiment eu de relations créatrices avec les membres du groupe. Pourtant, le
livre que vous avez écrit avec Eluard, Ernst, Hugnet, Carrigton, Arp,
Pastoureau, L’Homme qui a perdu son squelette, était une production
collective, jamais publiée certes, mais qui a dû vous amener à collaborer
plus étroitement avec eux. D’ailleurs, comment vous est venue l’idée d’écrire
ce roman ? Etait-ce dans une optique ludique, ou plutôt dans un esprit
d’expérimentation ? Est-ce que cette idée d’un roman construit comme un
cadavre exquis, sans squelette, sans structure préétablie participait d’un
même désir communément admis au sein du surréalisme de disloquer le
roman ? Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur cette œuvre mal
connue ? Une fois de plus, je ne peux pas vous
dire grand chose. En fait, j’ai été contactée par les surréalistes par l’intermédiaire
de Parisot, qui m’a demandé d’écrire le début d’un roman à plusieurs mains.
Il ne m’a donné aucune explication sur les intentions des autres, et m’a
juste dit de faire comme d’habitude. C’est ce que j’ai fait : j’ai
commencé le roman, sans idée préétablie (il n’y avait pas de thème,
évidemment), et je lui ai choisi un titre, L’homme qui a perdu son squelette.
Après avoir transmis le tout à Parisot, je ne sais pas ce que c’est devenu.
Il n’a pas été publié, il me semble même qu’il n’a pas été achevé. Ils ont dû
en avoir assez, avec la guerre qui approchait et tout le reste, ils avaient
sûrement mieux à faire que de poursuivre la rédaction du roman. En tous cas,
je n’en ai plus jamais entendu parler, je ne l’ai même pas lu. Eux ne m’ont
pas offert de le lire, et moi, je m’en fichais éperdument. Je pense qu’ils voulaient juste voir
ce que cela donnerait, peut-être effectivement pour se moquer du roman. Un
roman à sept mains, ça ne peut pas être un roman. A deux à la rigueur, quand
on se connaît bien, on peut faire quelque chose, mais à sept... Un roman, ça
doit être construit, et là, on devait écrire son chapitre sans connaître ce
que les autres avaient fait, il fallait juste reprendre au bout de ce que les
rédacteurs des chapitres précédents avaient écrit, sans même lire ces
chapitres. Peu de temps après la composition de ce texte, vous perdez tout
contact avec les surréalistes.
Pourquoi ? Tout d’abord, la guerre a éclaté, et
ils avaient évidemment autre chose à faire qu’à me courir après. Déjà avant,
de toutes façons, lorsque je rencontrais Breton dans la rue, il faisait mine
de ne pas me reconnaître, je ne l’intéressais plus. Avec ses poches remplies
de romans policiers, sa dégaine abominable de cette époque, il passait sans
me voir. Il continuait d’entretenir une certaine correspondance avec mon
frère, où il disait d’ailleurs qu’il était persuadé que je n’écrirais plus.
Je leur avais suffisamment servi, voyez, je n’avais plus d’autre intérêt.
Quant à moi, de mon côté, j’avais évolué, et je commençais à me dire que je
n’avais plus envie de continuer comme cela, à suivre leurs instructions sans
rien comprendre. Jusque là, je n’avais quasiment jamais ouvert un livre, je
n’étais pas très curieuse, et bien que mon père ait disposé d’un nombre incalculable
d’ouvrages, je ne lisais jamais. Les surréalistes m’avaient d’ailleurs
encouragée, toujours par l’intermédiaire de Parisot, à ne jamais me
préoccuper de lecture afin de garder intacte mon innocence. Mais à dix-neuf, vingt ans, j’ai
commencer à ‘’bouffer’’ de la littérature, et je ne me suis jamais arrêtée
depuis. Là, j’ai pris connaissance des thèses surréalistes, et j’ai compris
que je ne les partageais pas entièrement. Surtout, j’ai senti que j’avais
besoin de m’exprimer. La transition a été très
difficile : ce que j’ai écrit juste après ma rupture avec le surréalisme
était franchement mauvais. Il a fallu que je traduise avec mon mari un roman
de Nikos Kazantzakis pour retrouver de l’élan. Quand j’ai regardé le bloc des
500 pages de la Liberté ou la mort, je me suis dit : ‘’ Et si j’en
écrivais au moins la moitié ?’’. C’est à ce moment que j’ai décidé
d’écrire ma biographie, que j’ai commencé à rédiger chronologiquement, puis
composée par association d’idées, parce qu’il me semblait que c’était une
formule beaucoup moins ennuyeuse. Au fond, vous savez, je ne suis pas
vraiment fière d’avoir été surréaliste. Tous ou presque s’intéressent à moi à
cause de cette période de ma vie, mais j’ai envie de leur dire :’’ vous
m’emmerdez avec le surréalisme !’’. A de nombreux égards, je n’ai rien à
voir avec eux. Je trouve que dans ce mouvement, il n’y avait pas assez
d’humain, et c’est ce que j’aime, moi, l’humain. Je ne crois pas vraiment en
l’écriture automatique, et je ne pense pas que n’importe qui puisse faire de
la poésie, comme cela. C’est difficile la poésie, très difficile. Plus que le
roman. C’est un resserrement des sentiments, il ne faut pas trop en écrire,
et il faut certainement avoir un don pour cela. Leurs idées sur la poésie
faite par tous, par exemple, n’ont rien à voir avec ce que je pense. Tout ce que je vois de commun entre
les surréalistes et moi, c’est la foi en l’imagination. Je crois toujours à
l’imagination, à une imagination plutôt morbide, qui me porte vers le
fantastique. Mais c’est à peu près tout. Evidemment, je respecte complètement
leur action. Ils ont bouleversé toutes les (mauvaises) habitudes qu’on avait
prises dans la poésie et la peinture. Ils ont inventé un mode d’expression
par l’image auquel même la publicité a recours aujourd’hui. Il y avait une
révolution à faire, et ils l’ont faite avec leurs moyens, leur envie de tout
foutre en l’air, leurs idées. Ils avaient raison. Seulement, j’ai pris
d’autres orientations. André Pieyre de Mandiargues vous a reproché violemment d’avoir
écrit des romans. Et il est vrai qu’on ne vous aurait pas forcément attendue
dans ce genre. Qu’est-ce qui vous a attirée dans cette forme
d’écriture ? Tout d’abord, André Pieyre de
Mandiargues me fait rire : je n’ai pas honte d’écrire des romans, et il
devrait sans doute être plus honteux que moi, lui qui en a écrit autant en
continuant à revendiquer son surréalisme. Pour répondre à votre question, j’ai
commencé par la prose, tout de même. Les surréalistes considéraient ma prose
comme de la poésie, mais c’était de la prose avant tout. J’ai décidé ensuite
d’écrire des poèmes au moment où j’ai su que j’étais aussi un poète, que je
pouvais écrire des poèmes, et pas seulement des contes. Et quand je me suis
mise au roman, dans les circonstances que j’ai déjà évoquées, c’était pour
voir si j’en étais capable. Par la suite, on a surtout mis en avant mes
romans, car les éditeurs demandent surtout des romans, mais moi, je ne peux
pas dire que je préfère ce genre à la poésie. De plus, je ne me considère pas comme
une romancière à part entière : mes romans ne sont pas très construits,
pas suffisamment en tous cas pour valoir en tant que tels. Ce qui semble
faire lien entre toutes vos productions littéraires, et Breton l’a d’ailleurs
fort bien remarqué puisqu’il vous a publiée dans son Anthologie de l’humour
noir dès 1940, c’est l’humour. Comment définiriez-vous donc l’état
d’esprit humoreux ? Je ne sais pas. Mes personnages, je
les rend ridicules, mais j’ai en même temps une grande tendresse pour eux. Ce
n’est pas un humour cruel comme on l’a parfois dit. Par exemple, lorsque j’ai
écrit une histoire sur un petit garçon sans jambe qui lisait installé dans
une cave, ce qui lui permettait de ne voir passer toute la journée devant lui
que les jambes et les pieds des gens, on a voulu voir de la cruauté dans mon
écriture. Moi, je l’aime cet enfant, avec sa souffrance et son désir :
c’est plutôt naïf. J’ai toujours aimé jouer. Je crois
qu’une grande part de mon état d’esprit d’aujourd’hui, qui transparaît dans
mon écriture, mais aussi dans mes tentures qui détournent des scènes
bibliques trouve ses racines dans l’enfance que j’ai eue. Avec mon frère, on
n’arrêtait pas de jouer, on écrivait des soi-disant romans, des soi-disant
pièces de théâtre, on construisait des objets complètement abracadabrants,
dont on trouve encore trace dans les
bonhommes en bois que j’ai construits dans les années cinquante/ soixante. Ca ne m’a pas passé, cette envie de
m’amuser. Quand je réalise mes tentures, je m’amuse beaucoup. C’est épuisant
aussi, bien sûr, il faut plus de soixante heures de travail pour assembler
tous ces petits morceaux, mais c’est très ludique. Aujourd’hui encore, il me
prend parfois l’envie de me déguiser, comme ce jour où je me suis grimée en Sainte
Thérèse de Lisieux ressuscitant à l’âge de quatre-vingts ans... juste pour
rire. C’est important l’humour, ça aide à
vivre. Il faut toujours se moquer un peu de soi, prendre de la distance par
rapport à ce qu’on peut dire de vous. Propos
recueillis pour Litur par S. Druet |